Ecouter
Mon grand-père ébéniste
Avait mal commencé,
De quinze frères et soeurs
Ayant été l'aîné.
Son apprentissage terminé,
Aussitôt mobilisé
Pour la première guerre mondiale,
Une tuerie sans égal.
Il a frôlé la mort,
Gazé dans les tranchées.
Recevant à Verdun
Des éclats d'obus malsains.
Plus d'une centaine de schrapnels
Dans sa gorge vermicelle,
Lui donnant peine à parler,
Cordes vocales estropiées.
On cherchait des infirmières
De bonne famille volontaires.
C'est ainsi que ma grand-mère
A peine pubère, rencontra mon grand-père.
Ce fut l'occasion pour elle
D'échapper à la tutelle
De ses bourgeois de parents,
Les plus grands des pharmaciens du Mans.
Il s'épousèrent vite
Et s'établirent ensuite
Pour produire mon oncle et ma mère.
Déjà l'entre-deux guerres.
Ma grand-mère trouva sa voie
Ouvrant un cours privé chez soi.
Réputée maîtresse d'école,
Mon grand-père chauffait la colle.
Bien qu'excellent ébéniste,
Il était surtout laxiste.
Il n'a construit dans sa vie
Que des beaux meubles, mais au nombre de dix.
Ça ne pouvait pas marcher...
Ma grand-mère devait trimer
Pour alimenter ses enfants
Et mon grand-père en même temps.
Ma grand-mère en eut vite marre
D'avoir ce boulet tocard
Qui déshonorait son école
Et ne chauffait même plus la colle.
Lui, opéré de la prostate
Pas moins de quarante fois, il fuyait
Dans tous ses sales tampons d'ouate,
Et dans ses futals qui puaient.
Elle l'exila à la cave
Dans son atelier-enclave.
Elle garnissait son assiette,
Et criait "Georges" une fois qu'elle était prête,
Puis la posait dans l'escalier
De la cave et refermait,
Cruelle, la porte sans regrets.
Interdiction pour moi de lui causer.
Il était pourtant gentil,
M'apportait des gâteaux de riz,
Ou en grand secret des bananes,
Etant également kleptomane.
Elle le fit interner en pension,
Dans une chambre de six lits, six chaises
Et quand je le visitais,
Ça me mettait très mal à l'aise.
Elle ne vint pas à l'enterrement,
Clouée par un cancer la rongeant,
Mais c'était aussi un alibi bien fortuit
Pour ne pas pleurer son mari.
Incroyable,
non ? Mais tout est rigoureusement véridique.
J'ai vécu ça bizarrement, mais c'était ainsi.
Ma grand-mère était une matriarche géniale qui m'a
élevé
et à la quelle je dois une grande partie de ma culture.
N'empêche, mon pauvre pépé était vraiment sympa.
Je lui parlais du jardin malgré l'interdiction
par le soupirail de sa cave.
J'ai hérité de son établi, magnifique pièce
de mélèze d'un seul tenant !