LE CREUSOT
1974. Revenant d'Inde, de Goa, d'Afghanistan,
Paris était bien livide avec son occidentalisme effréné
et pour moi déroutant, décevant. De retour à 24 ans
chez mes parents, (merci, les parents) faute de mieux, ayant déclaré
l'hépatite (A, il n'y avait que celle-là à l'époque),
joyeux privilège de mon trip, le lendemain de mon retour, je devais
me priver de gras, de beurre, de crême fraîche, de toutes
ces bonnes choses qui m'avaient manqué en Asie, et je ne pensais
qu'à bouffer. Il est vrai que j'avais perdu 15 kilos (de 66 à
51).
Un jeune dentiste argentin londonien rencontré en Iran m'invita
à Londres pour le weekend, alors que j'étais juste guéri.
Allais-je refuser ce plaisir ? Non, et j'achetai mon aller-retour Paris-London.
C'est la veille que Monsieur Hervé Alain-Launais, ex chef-ami très
cher dans la fabuleuse boîte de marketing "Makrotest"
(illustrons musicalement cette perle par une de mes chansons : Les
vacataires ) et ayant intégré la boîte "Sodexho"
(alors restauration hôtelière d'entreprises) me trouva un
boulot : chef de station de distributeurs de boissons à "Creusot-Loire"
(la grande métallurgie) justement située au Creusot ! Parce
que le chef local avait pété les plombs et moi étant
prévu pour le remplacer et tout réorganiser... Incroyab'
! J'étais encore un blaireau.
Je devais partir instantanément, selon lui. Pas question, London
d'abord ! Ce que je fis, très sympa, le weekend (merci Pablo),
et le lundi, revenant de Londres, juste le temps de changer de fringues
et prendre quelques accessoires pour le Creusot, je partis avec un technicien
très sympa aussi, en 4L camionnette pour la Bourgogne profonde
et néanmoins industrielle.
Aussitôt arrivé, Hervé m'accueillait en me confiant
la mission de répertorier avec un haut responsable de la dite firme
"Creusot-Loire". "Mais je n'y connais strictement rien",
m'écriai-je ! "Fais semblant, j'ai confiance en toi"
me rétorqua-t-il.
D'accord, ce que je fis facilement, le mec m'expliquant tout.
Je m'installai donc au Creusot, d'abord dans un foyer pour jeunes cadres,
d'où je me fis vite expulser, ayant introduit une "fille"
dans ma chambre, strictement interdit. Je n'étais pourtant pas
cadre, loin s'en faut. Je débutai en remplissant des grosses capotes
de sirop de café et de citron (qui moisissaient très vite
en été) dans des petits distributeurs gratuits. Car le chef
local avait recouvré son contrôle et je devins donc son employé.
C'était Monsieur André Lataste (ex-colonial en Afrique sur
Noratlas). Il prit l'habitude quand il voulait me "gronder"
de me demander "Monsieur Petit-Jean-Boret, vous êtes con ou
vous avez des vers ?" (Cet enfoiré à la moustache coloniale
et à la pipe fit un rapport sur moi plus tard dans ma vie lors
d'une embauche : "Personne dangereuse à incorporer").
Je changeai alors de tâche. Je devais gérer les merveilleuses
machines à café, cette fois payantes, (+thé, +chocolat
Van Houten, +potage, etc...) de toute l'usine du Creusot, et celle également
de la succursale de Montchanin (à une quinzaine de kilomètres).
14.000 employés et ouvriers dans les bureaux et ateliers m'appelaient
"Monsieur café". J'étais bonne poire et remboursais
les cafés loupés sans preuves et sans reproches. Tous m'aimaient
bien, évidemment. Mais je ne pouvais plus sortir "en ville"
sans que la moitié du Creusot me serre la pince dans la rue. L'autre
moitié, c'étaient les épouses, époux que je
rencontrai alors en étant devenu agent des Assurances AGF-Vie en
porte-à-porte quand je me décidai à donner ma dem
après sept mois, voyant que le chef Lataste s'incrustait et remaîtrisait
la situation.
Je vivais dans un somptueux F8 (de Creusot-Loire, dans la "Résidence
du Lac" (en fait des bungalows) vraiment pas cher avec trois ingénieurs
de mon âge avec lesquels j'avais sympathisé. La région
était intéressante, mais la ville du Creusot ployait encore
sous la domination posthume du grand manitou d' "avant", le
baron "Schneidre", comme ils l'appelaient (qui avait eu la bonne
idée de clamser) tyran local . La mentalité était
très bien résumée par ce fait indéniable :
à neuf heures pétantes du matin, dans tous les foyers creusotins,
le lit nuptial était fait avec la poupée flamboyante trônant
dessus, jupe bien étalée. "Les femmes du Creusot sont
les plus propres de France". C'était le leitmotiv ressemblant
à celui des chauffeurs de trains, noirs de charbon. Mentalité
bien rétrograde, même à l'époque. Mais c'était
la France profonde dans sa plus foisonnante manne: l'acier !
Je dois dire que je fus très intéressé de découvrir
toutes ces incroyables techniques, dans ces innombrables ateliers (inclus
"Framatome", là où furent coulées et usinées
nos réacteurs nucléaires, aujourd'hui en fin de course).
Ce n'était évidemment pas mon environnement idéal.
Après que je me fus mis au chômage, j'avais rencontré
Poulou, élève fraiseuse à l'usine, mère de
deux enfants, David et Christelle, et j'étais devenu homme au foyer,
cuisinant, faisant le ménage, m'occupant des enfants, les accompagnant
à l'école, etc... Et ma compagne fraisait à l'atelier.
Ça fonctionna un temps, deux ans et demi, et je n'en puis plus,
je retournai à Paris, près de mes amis d'avant, fauché,
mais tellement heureux d'avoir enfin quitté le Creusot ! Merci
à mes amis de m'avoir alors accueilli et hébergé
et de m'avoir remis sur ma voie "impériale".
J'aurais tant à dire, en bien et en mal sur le Creusot, mais l'essence
est là, pour moi tout au moins.
Je rajoute une carte pour situer le Creusot, lieu totalement inconnu pour
la plupart.