JÉSUS EN INDE
Certains prétendent que Jésus serait allé suivre des cours de com en Inde avant de devenir célèbre. Gérard et moi pouvons témoigner, nous l'y avons rencontré, au moins au XXème siècle.
Lorsque nous arrivons à Haridwar (de notre temps Hardwar, pas
hardware), le lundi 28 janvier 1974, nous tombons en pleine Kumbh
Mela, festival religieux ayant lieu tous les douze ans, dans cette
grande ville sacrée traversée par le Gange. La cité
est grouillante de millions de pélerins et nous pouvons supposer
qu'il sera très difficile de trouver un havre pour la nuit.
Nous déambulons avec le sac à dos et nos uniformes Motomod
bleus jusqu'au fleuve où c'est la folie. Là, on baptise
à chaque mètre dans l'eau grise.
Nous repartons à la recherche d'une piaule. Nos essais dans
les darhamshalas se résument à des refus. Un passant
dans la rue nous conseille d'essayer le Ramanand Ashram, où
nous aurions assurément plus de chance.
Situé dans une des rares rues désertes en ce jour, nous
sonnons.
Le portail s'ouvre et Jésus en personne nous accueille, se
dirigeant vers nous depuis le fond d'une longue entrée monumentale,
les bras largement ouverts : "Welcome, brothers !".
Serions-nous tombés dans un paradis chrétien en pleine
fête hindouiste ? Non, Ganesh est là, tout bleu comme
il se doit, comme nos Motomods.
Jésus avance majestueusement, grand et mince dans sa longue
tunique blanche, longs cheveux noirs huilés et barbe taillée
en pointe. Dans son beau visage serein et ses yeux pleins de bonté,
c'est Jésus, pas de doute. Bien moins de trente-trois ans en
tous cas.
C'est trop beau pour être vrai après tous ces refus.
Nous sommes circonspects, mais il s'enquiert de notre estomac et nous
propose d'entrer et d'avoir une collation.
Comment pourrions-nous refuser ?
Nous le suivons donc sous une coursive bordant un grand patio rectangulaire,
un peu comme un cloître cistercien. Pas d'herbe cependant, tout
est dallé et il y a du beau monde, de riches tapis et des fleurs
partout. Nous tombons en pleine cérémonie.
Il nous fait asseoir sur un joli petit tapis en bordure de la coursive
et on nous apporte aussitôt une assiette faite de quatre morceaux
de feuilles de bananiers, un pot de métal plein de dahl avec
des légumes peu épicés, un autre pot de métal
plein de lait sucré, et un pot de terre rempli d'eau qu'on
jette après usage. L'assiette en bananier reçoit du
riz jaune et des chapahtis. Tout est fin, excellent, première
nourriture indienne vraiment plaisante à cent pour cent.
Des prêtres en rèche robe grise de jute continuent leur
cérémonie. Nous lavons nos plats et retournons nous
asseoir, très bien rassasiés sur notre joli tapis afin
d'apprécier le spectacle de choix.
Tout autour de nous, le décor est fait de blanc et de statues
criardement bariolées. Le rite s'achève sur un jeune
acolyte qui va jouer de la trompe musicale dans tous les coins et
on nous invite à nous asseoir en plein centre avec les prêtres
et trois vaches qui ruminent paisiblement sur une belle carpette.
Un gros prêtre assis en tailleur soulève sa tunique pour
bouger et voilà-t-y pas qu'en sort un dense nuage de mouches
qui viennent dare-dare nous faire un petit coucou. Nous avons le temps
de voir ses pieds et mollets boursouflés et violacés.
Quand je dis boursouflés, c'est plus que ça. Ils ont
gonflé au moins cinq ou six fois, on ne voit même plus
ses orteils, recouverts par les mollets violets. Ça jette un
petit froid au milieu de ce rêve. Une fois qu'il est parti,
Jésus, qui a perçu notre émoi, vient nous expliquer
que ce saint homme a fait voeu de rester debout seize années.
Ce ne sont que d'énormes varices. Pas de maladie honteuse à
transmettre pour les mouches.
Un autre prêtre a fait le voeu de ne plus se couper les cheveux
qu'il rassemble en un énorme chignon afin qu'ils ne traînent
pas à terre.
Jésus nous montre alors notre chambrée, un peu "à
la caserne" avec des îlots de lits superposés, vide,
il n'y aura que nous deux. Mais nous devons laisser nos bottes de
cross à l'autre bout de la cour, car la chambrée jouxte
le temple et se trouve donc dans un périmètre sacré.
Puis il nous entraîne dans sa belle bibliothèque pleine
de photos. On y voit son prédécesseur et professeur
de yoga, fondateur de l'ashram, un grand maître qui a passé
l'arme à gauche à cent quarante ans pour une stupide
erreur de respiration pranayama, une bulle d'air lui étant
montée au cerveau. N'importe quoi !
Il nous montre également son album
de photos des routards émérites qui ont séjourné
dans son ashram et se propose de nous donner des cours de yoga le jour
suivant. Il répond à notre question sur le jeu de trompe
dans les coins et il nous explique que c'est pour chasser les moustiques.
Rassurés et pleins de bonnes vibrations, nous partons faire un
tour en ville.
Un vieux bababarbu nous accoste, nous fait visiter Hardwar et nous ramène
à sa guérite près du Gange de un mètre carré
pompeusement baptisée "Palmist and Technological Institute"
où il nous propose le baptème pour une roupie. Il n'y a
qu'une seule condition, lui signer un papier nous engageant à devenir
exclusivement végétariens et à ne plus jamais mentir
de notre vie. Beau programme mais finalement, nous ne nous laissons pas
baptiser...
Rentrés à l'Ashram, toute une troupe de jeunes enfants népalais
éxécute une cacophonie où ils chantent tous la même
chose mais chacun sur un air différent.
Au matin suivant, il paraît que j'ai ronflé tellement fort
que ça a dérangé la prière matinale dans tout
l'édifice, mais on me donne tout de même un verre de lait
directement trait des vaches pensionnaires.
Ce matin là, Jésus le swami nous montre la terrasse où
nous passons la matinée. Vue époustouflante sur la plaine
traversée par le Gange avec les contreforts de l'Hymalaya en panorama.
D'innombrables cerf-volants s'ébrouent dans le ciel gris de la
ville. Nous allons nous enquérir des trains pour Delhi et revenons
passer l'après-midi sur cette extraordinaire terrasse. Jésus
nous y amène un routard chevelu qui sent le français à
vue de nez. Gagné, mais nous sommes surpris dès qu'il ouvre
la bouche par un accent marseillais que l'on n'attendait plus en cette
contrée si éloignée de chez nous. Avenant natif de
Port-la-Nouvelle, nous échangeons nos savoirs de route.
Jésus nous emmène enfin dans sa salle de méditation
pour le cours de yoga promis. Il nous fait une brillante démonstration
d'asanas (postures de hatha-yoga) ratés, car nous explique-t-il,
il ne s'est pas lavé les intestins au préalable.
Bref, il est nul en yoga. Le soir, après d'autres discussions dans
la bibliothèque, nous nous couchons tôt car le train est
aux aurores.
Cinq heures du mat, nous avons juste le temps pour ne pas louper le tortillard.
Nous faisons les bagages et Gérard s'approche la mine défaite
en me disant "Ah ben, ça y est !".
Ça y est quoi ? Il manque le gros zoom dans notre sac et Gérard
est certain de l'y avoir mis la veille. Nous allons expliquer cela au
swami qui n'en croit pas ses oreilles, on a volé quelque chose
dans son ashram ! Ça n'était jamais arrivé. Il a
l'air sincèrement catastrophé. Un peu honteux, je réveille
le français qui ne peut être que le coupable, puisque nous
ne sommes que trois dans la piaule. Je lui demande de vider son sac, au
sens propre comme au figuré. Il s'éxécute compréhensif,
mais il n'a apparemment pas le zoom ou alors, il l'aurait caché
ailleurs. Nous ratons donc le train et Jésus va déclarer
le vol à la police.
Nous partons finalement pour Delhi plus légers du zoom après
des adieux touchants avec notre saint swami qui, toujours morfondu de
ce méfait qui entache son établissement à jamais,
projette de nous emmener un jour faire la tournée des ashrams de
sa congrégation à travers l'Inde. Il nous écrira.
Des mois plus tard, sur notre chemin du retour au pays, à Téhéran,
nous rencontrerons un autre routard français qui, en échangeant
nos souvenirs de voyage, nous dira qu'il a rencontré ce Jésus
quelque temps après nous.
Il ajoutera : "Oui, il était bizarre, ce type, il me bassinait
pour me vendre un zoom". Une année plus tard, bien rentrés
à Paris après toutes nos aventures, je recevrai enfin
une lettre de Jésus : "Chère âme bénie,
vous avez séjourné dans notre ashram qui nécessite
des réparations. Un don nous serait très profitable..."