HOSPITALITÉ BULGARE
Lundi 10 décembre 1973. Nous fonçons
sur la route internationale entre Sofia et Edirne, porte vers la Turquie.
Le jour décline et nous voulons faire étape, tout cafouille
depuis quelques jours sur l'Oural.
Aussi sortons-nous de la route pour Dimitrovgrad, ville peu éloignée,
où nous savons qu'il existe une auberge de jeunesse. C'est alors
qu'un nouveau bruit alarmant apparaît, se rajoutant à la
longue liste de ceux qui nous inquiètent. A l'entrée de
la ville, où nous demandons le chemin de l'auberge, le moteur s'arrête
et ne veut plus repartir.
Heureusement, l'auberge n'est qu'à quatre cents mètres sur
un chemin en pente raide. Gérard va voir, et elle est fort justement
fermée pour réparations...
Comme nous commençons à pousser notre bolide, c'est la sortie
de l'usine. Il fait nuit. Les ouvriers rentrent chez eux à pied.
L'un d'eux nous aide à pousser pendant cinq cents mètres
jusqu'à l'hôtel Balkantourist illuminant la place de son
enseigne lumineuse et prometteuse. Ce doit être plus cher que l'auberge,
mais au moins, nous pourrons nous reposer.
Je laisse Gérard près de la moto avec l'ouvrier qui nous
a aidés. Le hall de l'hôtel, gadouillant de neige fondue,
est vaste et d'une tragique tristesse. Mais surtout il est rempli d'une
centaine de personnes attendant devant l'accueil ! J'arrive à me
faufiler et je parviens à attirer l'attention d'une hôtesse.
Français ? Alors impossible de rester à l'hôtel, seulement
réservé aux bulgares, et de plus, bons communistes.
Je ressors dans la froidure et la neige dégueulasse pour retrouver
Gérard et la moto, mais ceux-ci sont cachés par une foule
qui les encercle. Chacun touche qui un rétroviseur, qui le side-car,
qui Gérard... Parvenu à la moto, j'explique le problème
et nous nous demandons bien ce que nous allons pouvoir faire. L'ouvrier
nous explique sans qu'on le comprenne vraiment que nous devons aller à
la gare, heureusement juste en face, pour laisser nos bagages à
la consigne. Je pars avec lui et la consigne refuse. Je le suis sur le
quai presque pas éclairé et plein de futurs voyageurs qui
attendent leur train. Il m'emmène chez le chef de gare, palabre,
s'énerve et ressort. Il m'emmène dans un autre bureau où
le même scénario se reproduit. Quatre bureaux ainsi. J'en
ai assez et je reviens avec lui à la moto.
C'est alors qu'une voix s'élève pour nous déclarer
"Si je puis vous être utile, je parle
français". Quelle bonne surprise ! Nous lui expliquons
la situation et il traduit à la foule. Un jeune blouson noir émet
une proposition. L'ouvrier se met à vociférer et Yllia,
le traducteur, nous explique le pourquoi : ce jeune
homme est peu recommandable, voire dangereux. Pourtant, il venait
de proposer que nous allions chez lui, lieu plus tranquille pour réparer,
vu qu'il est mécanicien. N'ayant pas de meilleure solution, nous
décidons de le suivre malgré les cris de l'ouvrier. Nous
poussons la moto suivis de la foule curieuse. Nous nous enfonçons
dans des quartiers de plus en plus sombres et déserts. La foule
se désagrège un peu, mais il en reste une bonne vingtaine
à nos basques lorsque nous arrivons à destination. Là,
entre deux petites maisons, à la lumière d'une ampoule haute
et faiblarde, nous commençons à démonter un cylindre.
Yllia nous demande "Dites-moi, sincèrement,
je parle bien ou très bien le français ?"
Vous parlez très bien, mais pouvez-vous ne pas faire de l'ombre
sur le moteur ? "C'est votre affaire ! Connaissez-vous
Marie Castre? Rue Victor Hugo à Paris, très grande amie
à moi ! Un jour, je lui ai dit une grande plaisanterie : je ne
veux jamais vous voir en pantalon".
C'est un tzigane basané à la moustache et à la chevelure
noires et bien cirées, en manteau de laine feutrée, qui
habite près de Plovdiv, sur la route internationale. "J'aime
beaucoup Brigitte Bardot, et Jean Marais. On dit qu'il est pédéraste.
Est-ce que c'est vrai ?" Nous n'en savons rien, mais qu'il
se pousse de la lumière ! "C'est
votre affaire !"
Trois segments cassés que nous changeons. Nous remontons, essayons
de démarrer, que nenni. Les curieux sont toujours là après
leur spectacle de deux heures de mécanique dans la pénombre
et le froid. Marius, le jeune blouson noir, nous propose alors de rentrer
nos affaires et de nous restaurer chez lui et d'y passer la nuit. A son
avis de mécanicien, le roulement de vilebrequin serait cassé.
Nous ne pouvons qu'accepter son hospitalité, bien sûr. Yllia
déclare qu'il est trop tard pour rentrer chez lui et s'invite carrément...
pour la traduction. Les curieux repartent dépités.
La pièce sert de cuisine, de séjour et de chambre. Le vert
clair règne, jusque dans le formica. Marius va chercher des bocaux
de conserve de piments rouges, un quignon de pain sec et nous voilà
tous les quatre en train de nous brûler l'oesophage heureusement
soulagé par le raki...
Yllia pérore et nous déclare "Permettez-moi
de vous faire connaître mes spécialités :
Première spécialité : le français. J'ai traduit
'le Petit Chose' d'Alphonse Daudet et deux 'Jours de France'.
Deuxième spécialité : le football
! Je suis un joueur de classe internationale, supermondiale. Mais la police
me chicane à cause de ma moustache. J'ai écrit une lettre
un jour à Monsieur Helmut Kaiser, le président de la fédération
à Zürich. Il m'a répondu dans une lettre très
charmante que je devais m'affilier et passer par les clubs. Mais la police
me chicane"... Mais alors, où vous entraînez-vous
? "Heu, partout, chez moi, dans la rue".
Quel âge avez-vous ? "Quarante-deux
ans". Ah !...
Troisième spécialité, l'opéra
! J'aimerais chanter à la Scala de Milan, à Paris, à
Venise, à Vienne, au Bolchoï... Mais la police me chicane
!
Quatrième spécialité, annonce-t-il en
souriant grivoisement et dodelinant de la tête : "Les
femmes ! Je suis très sentimental, je suis très fougueux
!"
Ainsi se prolonge le maigre repas, plus liquide que solide, mais il
fait bon, la situation est cocasse. Marius est très sympa finalement.
Il va périodiquement ouvrir la porte voir si la police ne nous
écoute pas. C'est interdit de recevoir des étrangers,
de plus occidentaux, sans déclaration préalable.
A son tour de nous livrer son âme. Il nous dit qu'il s'enfuirait
bien du pays s'il n'avait pas peur de représailles contre sa
mère. C'est dans la machine à coudre qu'il est mécanicien.
La fatigue et le raki nous terrassent tous les quatre. Il serait temps
de dormir. Deux lits simples dans l'unique pièce. Gérard
se propose de partager celui de Marius, il ne me reste qu'Yllia comme
compagnon de lit !
Inutile de préciser que je ne ne dors pas beaucoup. L'odeur,
les ronflements, les soubresauts, les paroles en dormant. Mais qui
suis-je pour me plaindre, je ne suis qu'un Gadjo Dilo partageant une
couche de fortune avec un Rom cinglé mais sympathique !
Le lendemain matin, l'Oural veut bien démarrer et nous roulons
à Haskovo, à une dizaine de kilomètres, où
Marius nous a indiqué un petit garagiste compétent en
motos, et où Yllia nous rejoindra en bus, pour traduire...
Entre temps, le bruit a disparu et l'Oural roule bien. Nous sommes
désolés pour Yllia, il fait beau et nous rentrons à
Dimitrovgrad pour récupérer nos affaires et continuer
la route.
Mais Marius travaille, la maison est fermée à clef et
nous voilà bloqués dans la courette entre les deux maisonnettes.
De la maisonnette d'en face, un rideau s'écarte et un homme
maigre apparaît à la porte qui nous invite à rentrer
chez lui. Il nous a vus la veille au soir, et nous propose d'attendre
le retour de Marius chez lui. C'est Ahmed, un immigré turc
d'une trentaine d'années, bloqué en Bulgarie avec sa
jeune épouse.
Il nous installe devant son poële qui n'est autre qu'un baril
de pétrole sur pieds. Pendant que nous buvons du raki, Ahmed
le recharge périodiquement en remplissant d'essence un réservoir
sans bouchon accroché au mur, qui est relié, sans robinet
évidemment, par un tuyau en caoutchouc qui débouche
dans le bas du baril par un trou trop grand, mais tout de même
terminé par un embout en laiton. Ainsi, l'essence descend directement
et rapidement dans le baril ce qui provoque chaque fois un embrasement
proche de l'explosion. L'essence brûle en grondant jusqu'à
épuisement et un nouveau remplissage. Nous reculons chaque
fois, mais Ahmed nous assure qu'il n'y a aucun risque !
Sept bouteilles de raki, une conversation sans langue commune, mais
passionnante et efficace grâce aux gestes et aux crebards. Marius
est rentré du boulot et nous a rejoints. Ahmed, comme Marius
la veille, va souvent à la porte s'assurer que nous ne sommes
pas espionnés. Minuit, Ahmed nous propose son lit conjugal,
ils dormiront lui et sa femme sur un canapé. Nous voilà
aussitôt équipés de chemises de nuit de lin blanches
et longues, avec bonnets de nuit correspondants, à pompon pendouillant.
Matin. Réveil car on frappe à la porte. Ahmed rentre,
suivi d'un homme en pardessus, bien mis. La police ? Je suis rassuré
en reconnaissant la mallette qu'il porte et pose sur une chaise. C'est
un étui de saxophone. Sans un mot, il ouvre la mallette, en
sort le saxo, le monte. Va-t-il nous offrir une sérénade
?
Non, il nous montre le bec et nous explique en baragouinant qu'il
veut que nous écrivions à Selmer (le fabricant) en France
pour commander des anches. Toujours coiffé de mon bonnet de
nuit, je lui écris sa lettre et il repart en se confondant
en remerciements.
Petit déjeûner au raki ! Nous jouons aux échecs
et écrivons nos aérogrammes pour la famille et les amis,
Gérard et moi, seuls dans la maison. Ahmed rentre et invite
Gérard à le suivre. Quand Gégé revient
en riant, il m'explique qu'Ahmed nous a rempli le réservoir
d'essence. Mais il a eu un doute et veut s'assurer que le mélange
deux-temps est bien ce qu'il faut à notre monture. Gérard
lui explique que c'est un moteur quatre temps et que le mélange
ne lui convient pas. Il devra donc le vider.
En revenant vers la maison, Gérard est intercepté par
la jeune épouse qui lui explique par gestes qu'elle aimerait
bien aller au lit avec lui. Gérard fait semblant de ne rien
comprendre, alors elle appelle son mari occupé avec l'Oural.
Elle explique son désir à Ahmed et celui-ci l'approuve,
invitant Gérard à coucher avec sa femme ! Gérard
est obligé de sortir une photo de Domy, sa "fiancée"
alors (et maintenant toujours sa femme en 2021) pour se tirer de ce
mauvais pas. Je croyais que c'était une coutume exclusivement
esquimaude.
Ahmed nous inonde de raki et veut même nous donner son argent
turc inutile. Nous refusons, of course. Marius rentre en début
d'après-midi. Nous remangeons chez lui et il tient à
nous emmener au cinéma en ville. "Il était une
fois un flic" avec Alain Delon. Il pense nous faire plaisir...
Devant le cinéma, trois guichets et par conséquent trois
files de queue de vingt mètres chacune. Marius nous dit d'attendre,
double les files, parvient à un guichet. Là, un homme
âgé et sans doute de la nomenclatura s'offusque et fait
un scandale. Marius s'éloigne du guichet et revient vers nous
alarmé. Nous devons filer vite fait. Nous nous consolons donc
en buvant une limonade dans un café qui ne fait pas de café.
Entre temps, Ahmed nous a bien rempli le réservoir avec de
la bonne essence. Il doit en avoir un stock pour son "poële".
Le film devait être un stratagème pour nous éloigner.
Manger de la langue de boeuf, mazette, sans les femmes, qui elles
dînent dans la cuisine, boire du raki, bavarder en riant, puis
rebonnets de nuit.
Levés à cinq heures trente, petit déjeûner
au fameux vrai yaourt bulgare, un saladier entier pour chacun, chargement
de l'Oural, et nous repartons avec des bouteilles de raki et de vin
blanc supposés être destinés au frère d'Ahmed
en Turquie. Nous n'irons jamais, trop grand détour, et nous
boirons tout ça sans vergogne un jour de déprime à
Istambul.
Et nous voilà repartis dans notre périple hasardeux,
souvent interrompu ainsi.
Pouvons-nous imaginer telle hospitalité en France ?