BALOUTCHISTAN
Le Baloutchistan est un énorme désert
s'étendant en croissant du centre du Pakistan à l'Iran sous
l'Afghanistan. A l'époque, fin mars 1974, tout semble calme. C'est
devenu depuis une zone de cachettes et de combats.
Nous devons le traverser, solution plus rapide que de retraverser l'Afghanistan.
Nous sommes arrivés par le train (une vraie brouette et en retard)
depuis Lahore jusqu'à Quetta, la petite capitale baloutche, au
milieu d'une plaine fermée au nord par les très jolies montagnes
afghanes bien arides.
Une distance de sept cents kilomètres en traversant le désert
nous sépare de l'Iran. Trois moyens : le train (trois jours),
le minibus, le plus cher (un jour), le bus (deux jours). Renonçant
à juste titre à l'idée de faire de l'auto-stop,
nous choisissons le bus, solution médiane en prix et en jours.
Nous sommes prudents et effacés au Pakistan, les routards étant
souvent assimilés aux américains. Nous sommes pris pourtant
spontanément en voiture par deux jeunes qui veulent causer
et m'emmènent boire un thé, Gérard rentrant à
la pension, car pas bien ces jours-là. Ils me vantent les qualités
d'Ali Bhutto, leur président, le plus grand stratège.
Ils veulent farouchement une revanche militaire contre l'Inde et me
payent le thé de force. L'un d'eux est le fils du superintendant
de la police locale... Autant les indiens n'avaient cure de la politique
et de la guerre, autant les pakistanais sont fanatisés. Je
réserve le voyage en bus, pour le lendemain à sept heures
du matin.
Après que le fils du superintendant nous ait fort gentiment apporté le pain frais et délicieux du petit déjeûner, nous découvrons notre bus autobricolé et hyperdécoré à l'afghane dans le petit matin. Nous chargeons notre sac-à-dos sur la galerie du toit et nous installons nos postérieurs aux intestins dérangés aux deux places juste après la porte latérale (pour sortir plus vite si besoin), le bus se remplit (une trentaine de places), les passagers sont tous assis et c'est parti ! Ça ne va pas loin, une centaine de mètres. Un camion s'est renversé et la route est pleine d'oranges. Tout le monde sort faire des provisions d'oranges.
Le trajet se fait par étapes. La première étape, Nushki, est un tout petit village, mais avant d'y arriver il faut grimper, passer un col et redescendre. La montée se fait en première et la descente aussi... en frein moteur. Arrivés à un "rond-point", inspection douanière. Nous sommes pourtant encore à six cents kilomètres de la frontière. Un seul douanier armé de sa mitraillette. Routine, mais minutieuse et longue. Le bus repart par une petite piste, car Nushki est un peu à l'écart de la route. S'y trouve une petite ginguette où l'on peut manger. Des patates invisibles, car couvertes par une bonne épaisseur de mouches, mais en les écartant, on parvient à leur disputer des bouchées en faisant attention de ne pas enfourner un diptère trop possessif. Nos intestins étant déjà émus, ça ne va pas arranger la situation et je cherche les ouatères municipales. Elles sont juste derrière la guinguette, un labyrinthe de murs de briques à ciel ouvert et déjà bien rempli. Je trouve un emplacement libre à un mètre de l'entrée, le reste pourtant vaste étant absolument impraticable. Je ne suis plus étonné par la quantité de mouches. Nous reprenons le bus jusqu'au "rond-point" et là le même douanier nous refait un contrôle comme le premier. Nous repartons enfin vers l'Iran promis, mais dorénavant ce ne sera plus asphalté, de la piste jusqu'au bout.
Nous croisons des caravanes, de la petite à deux dromadaires
à la géante à plus de cent montures, avec le
bétail, les mulets, les chiens et la volaille. Ils sont tous
magnifiques, ils nous saluent, les femmes non voilées tirent
fièrement leur dromadaire. Le désert est clairsemé
de petits buissons rabougris, tout est splendide par ce beau soleil.
Le bus ramasse des voyageurs tout au long de la piste. Ce désert
est peuplé sans en avoir l'air. Un mouton monte, et on le place
évidemment près de nous.
Plus loin, second mouton. Encore plus loin, troisième. Tous
à nos côtés. Les passagers nous observent en coin
en ricanant. Nous sommes déjà une bonne soixantaine
dans le bus, et les derniers arrivés doivent rester debout.
Aucune femme dans ce bus, que des hommes... et des moutons. Gérard,
qui ne se sent vraiment pas bien, reçoit l'haleine d'un mouton
en plein visage et nous échangeons nos places. Le mouton m'aime
bien et pose ses pattes avant sur mes genoux. C'est l'après-midi,
il fait chaud, le mouton y contribue et la porte latérale est
fermée. Lorsque nous arrivons le soir à la nuit tombante
à la prochaine étape, nous sommes au moins quatre-vingt-dix.
Je n'ai pas faim mais Gérard si. Il descend lentement et se
rend au comptoir à nourriture. Il arrive après tous
les autres et il ne ramène que quatre malabars. Peu nourrissant.
Le bus reprend sa course dans la nuit désertique après
un nouveau contrôle douanier, je n'ai pas de slip sous mon pantalon
afghan et mes couilles dansent la valse au rythme des nids de poule.
Je suis encore plus mal que Gérard. De plus, la porte latérale
reste ouverte maintenant que ça caille.
Etape médiane, à minuit, Dalbandin. Nous devons évacuer
le bus pour la quatrième fouille douanière et j'essaye
de dormir par terre devant l'entrée du bouis-bouis local. Enrhumé,
enroué, crevé, mal au cul et au coeur et la diarrhée
pointe. Quand nous repartons, les moutons ne sont plus là,
ils devaient pourtant aller au bout, selon ce que nous avions compris.
Le voyage reprend son cours, Gérard arrive à dormir
la tête posée sur mes genoux. Et ça roule, ça
cahote, mais ça avance... tellement lentement. Le bus est maintenant
bondé. Heureusement que nous avons nos places assises, personne
n'a essayé de nous les piquer.
Le bus s'arrête dans la nuit, arrêt pipi. J'en profite,
mais un peu tard. Tout le monde est remonté alors que je n'ai
pas terminé ma longue miction. Et là, extraordinaire,
on m'appelle du bus, on me presse de remonter, mais il repart sans
moi. Et je le vois disparaître à l'horizon alors que
l'aube point. L'horizon n'étant qu'à trois kilomètres,
je prends parti de suivre la piste en espérant qu'un véhicule
éventuel mais improbable me ramassera. J'arrive juste derrière
l'horizon pour trouver un village dans lequel mon bus est en train
de subir son cinquième contrôle douanier. Gérard
a fait un scandale mais sans résultat. Nous devons suivre les
douaniers jusqu'à un bureau éloigné pour les
tampons.
Nous sommes maintenant cent vingt dans le bus, quatre-vingt-dix dedans
et trente sur les bagages sur le toit. La hauteur des bagages sur
le toit est sensiblement égale à la hauteur du bus sans
bagages. Ça fera du ballant pour la distance restante, une
centaine de kilomètres seulement, heureusement.
La piste longeait la voie jusqu'à présent. Dorénavant
elle la croisera souvent. Et qui dit voie ferrée dit ligne
télégraphique. Le bus avec son chargement supérieur
ne peut passer ainsi sous les fils. Heureusement, il y a du monde
là-haut pour se passer à la main les lignes télégraphiques
à la chaîne pendant que le bus avance en tortue, tous
les passagers intérieurs descendus pour superviser la manoeuvre.
Lorsque nous arrivons enfin à Taftan, terminus, frontière, dernier contrôle douanier, c'est la fin de l'après-midi. Finalement ça a duré moins de deux jours entiers. Nous pouvons sortir et attendre que tous les bagages soient descendus du toit pour retrouver les nôtres au fin fond, cotoyant les trois moutons, qui ont fini le trajet enfouis, mais dès qu'on les met à terre, ils trottent sans protester. Pendant ce temps, nous faisons le point en étalant au sol notre belle carte pour préparer la suite. Les voyageurs baloutches nous regardent et nous questionnent. Ils n'ont jamais vu de carte et ne comprennent pas pourquoi nous leur expliquons que nous sommes là sur ce papier.