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Textes de Jac PETIT-JEAN-BORET

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Textes de Jac PETIT-JEAN-BORET
Texte "Mon arrivée à Formentera en 1980" par Jac PETIT-JEAN-BORET

MON ARRIVÉE A FORMENTERA

Or donc, j'avais décidé d'aller au soleil. Grâce au souvenir de ma prime jeunesse, quand j'aimais dessiner les contours de l'Europe et que le nom des petites îles ne figurait pas sur les cartes que j'apprenais par coeur, j'avais retenu ce nom de Formentera, trouvé dans le Grand Larousse grand-paternel en 8 volumes plus complément et supplément au complément. C'est là que s'était porté le choix de la destination qui devait changer ma vie, du moins l'espérais-je, sans rien savoir de l'île.

En ce temps-là, le Guide du Routard ne mentionnait laconiquement que : "Capitale San Francisco Javier. On peut dormir dans la tour du Cap de Berbería."

Je débarquai donc quelques jours avant Noël à Barcelone, croyant découvrir l'Espagne après sept ans de castellano au lycée, baragouinant mais n'assimilant presque aucune réponse, ne comprenant rien aux inscriptions des rames du métro, ne sachant même pas qu'il y avait une langue catalane.

Je découvris cette métropole portuaire et d'emblée, j'en tombai amoureux. Les Ramblas, le port, le barrio gótico, Barceloneta, le funiculaire aérien, Montjuich, Gaudi, son parc Guëll et sa Sacrée Famille, la zone industrielle en ruine surtout, dommage qu'elle ait été remplacée par le village olympique, certes agréable touristiquement, mais pauvre en typique.

Le bateau pour Ibiza partait le soir du 24 décembre 1980. C'était "le Ciudad de Santiago de Compostela", je m'en souviens encore, le Jacques hispanique de renommée mondiale. Je me pointai à l'embarquement sur une passerelle où déjà attendait en queue une centaine de personnes. L'accès au bateau n'était pas encore permis. Derrière moi, s'amoncelaient d'autres futurs passagers. Un "Merry Christmas" fort accentué retentit au loin en arrière dans la queue. La traversée serait placée sous le signe du divin enfant.

Puis ce "Merry Christmas" se répéta, toujours de la même voix tonitruante, mais de plus en plus proche, jusqu'à ce qu'un japonais en bonnet, costume de ski bleu et snow-boots en nylon (zjuip, zjuip) me bouscule pour fendre la queue vers l'arche promise. Le "Merry Christmas" s'éloigna, par devant cette fois, et quand on ouvrit les portes du bateau, le japonais fut le premier à monter à bord. Je pensai, celui-là, il est vraiment gonflé ! Les japonais sont pourtant rarement extravagants. Je parvins à bord, un steward m'indiqua l'escalier à prendre pour rejoindre la cabine de quatre que je devais partager. Un autre steward était en train de regarder le billet du japonais et je priai fort de ne pas tomber dans la même cabine. Mais le japonais s'était trompé d'escalier, heureusement.

J'installai mes affaires sur une couchette, un espagnol qui avait mis son sac-à-dos trop volumineux contre une armoire me dit "No molesta ?" (ça ne dérange pas ?) et je répondis outré que "No !", qu'est-ce qu'il croyait, celui-là, je n'allais pas molester son sac ! Puis je décidai d'aller faire le tour du propriétaire, et visitai le bateau pont par pont. Dans le mess des officiers, à l'arrière, on pouvait entrevoir, à travers les rideaux tirés, les hôtesses et les gradés sabler le champagne pour la nativité avant d'être opérationnels, "naviguer ou trinquer, il faut choiser". Mais qui versait le "cava" Freixenet, à grands renforts de "Merry Christmas" ? Je vous le donne en mille ! Décidément, le bonhomme avait de la ressource !

Le bateau mis sur sa trajectoire, j'allai au "lounge" muni d'un bouquin. Le doux son de "Merry Christmas" m'accueillit et là, le jap était en train d'offrir une tournée générale de bière à tout le salon. Diantre ! Je refusai l'offre et allai me servir moi-même. Puis il se mit au travail et confectionna un énorme pétard d'au moins trente centimètres de long et trois de large à la corolle ! Merry Christmas !

Quand le barman lui amena la note, il commença à faire la quête et mit un certain temps avant de réunir les fonds. Son offre de seconde tournée eut beaucoup moins de succès. Mais son mot d'ordre n'avait toujours pas changé : "Merry Christmas !"

Finalement fatigué, je regagnai ma cabine, et quelle ne fut pas ma surprise de voir notre homme sortir d'une cabine qui n'était manifestement pas la sienne, puisqu'il appartenait à un autre escalier. Il me croisa sans dire "Merry Christmas"... Etrange. Réveillé au matin par le haut-parleur qui annonçait l'arrivée imminente à Ibiza, je montai prendre mon petit déjeûner. "Merry Christmas !" Je soupirai, me sachant prochainement débarassé du gêneur qui lui, resterait à Ibiza.

Une fois accostés, je traversai le quai pour prendre aussitôt la navette pour Formentera, ne voulant pas perdre un instant dans cette île vouée au culte de la Jetset. C'était le "Illa de Formentera", 75 Pesetas la traversée. Après remplissage de ce fin baroudeur très aérodynamique pour l'époque, nous partîmes et les passagers commencèrent à s'agglutiner autour du bar. "Merry Christmas !". Non ? Si !

C'est ainsi que je déposai mon premier pas sur mon île préférée depuis, le matin de Noël 1980. Un petit pas pour "Merry Christmas", un grand pas pour moi. Je ne savais pas non plus que plus tard, chaque débarquement serait accompagné d'un baiser au sol du débaracadère. D'ailleurs, n'avais-je pas voulu être pape dans mon enfance ?

Tout était fermé, il n'y avait pas de bus, pas de taxi, je m'élançai donc ma valise à la main dans la montée vers San Francisco, puisqu'on m'avait dit que c'était la première étape vers ce fameux Cap de Berbería. Soudain, j'entendis "zjuip, zjuip" derrière moi. Pas besoin de me retourner pour savoir qui me suivait. J'accélérai l'allure, sous ce chaud soleil qui plombait déjà la route. Le zjuip, zjuip s'estompa peu à peu puis disparut enfin. Lorsque je me retournai, plus de japonais, il s'était transformé en chien. Un bâtard me suivait, au beau milieu de la chaussée et les rares voitures m'engueulaient au passage, me croyant le maître éhonté de ce corniaud folâtre qui défiait toutes les règles du civisme et du code de la route les plus élémentaires, même sur une île exotique, le jour déserté de Noël.

Enfin parvenu à Frisco et largué par le clebs, je me lançai courageusement sur la route du Cap. Je changeais déjà plus souvent ma valise de main et j'espérais fermement arriver bientôt. Ah, un paysan à qui demander, juste comme je découvrais cet immense figuier soutenu par ses innombrables béquilles. Le Cap de Berberia ? Encore 8 kilomètres, j'arrivais à comprendre, mais le bougre me disait qu'il n'y avait pas d'hôtel là-bas. Je lui expliquai, connaisseur, que j'allais dormir dans la tour ! Son regard fut tellement chargé d'étonnement que je sentis que j'avais dit une bêtise. Il finit par me convaincre que je ferais mieux de chercher à San Francisco.

De retour en cette modeste capitale, je dus frapper à bien des portes qui restèrent closes. Enfin, un fenestron s'ouvrit au "Bar del centro" et un gros adipeux pas rasé en maillot de corps me dit qu'il avait des chambres de libres, mais qu'il fallait revenir à 18 heures. Il me proposa de prendre ma valise, mais je comptai bien trouver un autre abri plus accueillant et plus pratique. Je repris ma course vers San Fernando, cette fois. Je tentai ma chance d'abord à Ca'n Gavinu, puis au John's, mais aux deux, des ouvriers marocains m'expliquèrent que tout était fermé en hiver. J'arrivais au ferronier quand une voiture s'arrêta, sans que j'aie fait aucun signe. Je montai, trop content d'être soulagé dans ma marche caniculaire, encore vêtu comme à Paris. J'expliquai que je cherchais une pension et c'est ainsi la première fois que j'entendis ces deux mots magiques : "Fonda Pepe".

Ce brave conducteur me débarqua quelques centaines de mètres plus loin devant l'hostal et immédiatement, Rosalia m'attribua la chambre 8, la première derrière la réception, cinq cents pésètes la nuit. Ayant aperçu la mer avant de rentrer, mon but immédiat devint la plage ! Je me changeai, pris mon bouquin, un petit stick et me dirigeai vers... la mer. Il me fallut enjamber des murets de pierre, traverser des champs sans savoir exactement où j'allais, car je ne voyais plus l'eau. Mais aucun chemin ne semblait vouloir me conduire vers ma destination. Enfin, je fus là, devant la belle bleue, qui était plutôt grise. La plage était herbeuse, un muret courait dans l'eau sur des kilomètres, ce n'était pas la splendeur dont j'avais rêvé, mais j'étais là, tranquille, et je m'allongeai dans l'herbe pour consommer mes deux plaisirs. Peu après, des coups de feu retentirent et un chasseur courut comme un fou sur cet étroit muret en tirant partout. Il était temps de rentrer !

Entretemps, le bar de la Fonda, situé de l'autre côté de la route, avait ouvert et je bus ma première San Miguel dans la salle vide. Près des toilettes, la grande carte murale m'attira immédiatement et ma première impression fut : Dame Nède, cette île ressemble à une côtelette. Je ne savais pas que je la peindrais comme telle trois ans plus tard, je ne savais même pas à ce moment-là que je peindrais... Enfin, sur cette carte, je compris ma mésaventure, je n'étais pas allé au bord de la mer, mais sur une lagune intérieure, prosaïquement baptisée "Estanq Pudent", (l'étang puant, fétide, puisque c'est là que l'eau stagnante commence à s'évaporer avant de remplir les salines).

Le soir, l'ambiance était joyeuse à la Fonda Pepe, et je commençai à goûter le plaisir que j'espérais bien trouver dans cet îlot mystérieux que le sort m'avait forcé de rejoindre. Cette soirée du 25 décembre n'aurait bien sûr pas été complète sans un nouveau "Merry Christmas" dans la foule, mais ce fut le tout dernier. Jamais plus je ne revis ce japonais qui s'avéra finalement être un italien. C'était moins surprenant, bien sûr, mais je remarquai par la suite au cours de ma vie qu'il existe un type d'italiens aux yeux bridés, peut-être le legs d'un pote à Marco Polo.

Ainsi, le lendemain, j'optai pour la vraie plage, et celle qui me parut la plus proche à pied était "Migjorn". Je débarquai à Ca Mari et n'eut pas le coeur de poursuivre ma lecture. J'étais bien, en face de l'Afrique, au soleil, loin de Paris et de ses vicissitudes. Je trouvai un bout de roseau et me taillai une clarinette à l'aide de mon petit canif Pirelli, à qui je devais déjà beaucoup dans ma vie, son couronnement ayant été de m'aider à me faire réformer de l'armée dix ans plus tôt. Je taillai une anche dans mon roseau, la fixai tout en ajustant le bec, au moyen d'un fil de fer rouillé providentiel et je l'accordai en agrandissant les trous.

Le troisième jour, le 27 donc, je voulus découvrir une autre perspective maritime et mon choix se porta, pour des raisons de proximité, sur Cala Embaste, le village suisse exhibant sa croix blanche en haut d'un mât tourmenté par le vent assez fort ce jour-là. Il faisait gris, il menaçait presque de pleuvoir et je m'installai sur le porche d'une grande villa pour commencer une longue lettre à ma dernière amie en date, une irlandaise retournée dans son île. Au bout d'une heure, le vent devint tellement fort qu'il me fut impossible d'écrire davantage. Le ciel était réellement très menaçant et je décidai de rentrer. Il était fort difficile de marcher droit et la pluie commença à dégringoler. Une vieille quatre-ailes pourrie mais providentielle s'arrêta à ma hauteur et des français me ramenèrent jusqu'à la Fonda Pepe. Ainsi commença la grande tempête qui devait causer de nombreux ravages, écrouler des cheminées et déraciner des grands pins séculaires. Elle dura trois jours, et dormir dans la chambre 8 était une prouesse. Les volets claquaient, la lumière s'éteignait périodiquement et Rosalia criait "Diga" d'une voix aigüe et hystérique dans son téléphone. On ne pouvait traverser la rue de l'hostal au bar qu'à quatre pattes, reculant autant qu'on avançait, c'était l'apocalypse. Julian, le fils de Pepe, essayait avec des cordes de retenir un eucalytpus qui penchait déjà beaucoup.

Puis le soleil revint le quatrième jour et c'est là que je décidai, assis dans une chaise bariolée, les pieds sur le muret, un verre de "hierbas" tièdissant sur le ventre, de rester sur cette côtelette pour y vivre ma vraie vie.

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