TONI DE SES ROQUES
Ceci est un hommage à Toni, un drôle
de cher ami.
J'étais installé à mon arrivée seconde et
presque définitive à Formentera dans la "pequeña
habitación", une enclave dans un complexe rural des plus sordides
parce que sans fenêtre et tournée résolument vers
le nord. Mais j'étais heureux d'y être.
Peu m'importait l'intérieur où je ne faisais que dormir,
car j'avais le jour tout l'extérieur de l'île.
J'avais apporté avec moi une planche entière de buvards-étoiles.
Mais l'acide lysergique ne me faisait aucun effet. J'en avais pris une
bonne quarantaine à Paris et le seul résultat obtenu était
que je voyais le bas des rideaux monter. Pas très hallucinatoire,
pas très gratifiant...
Entretemps, j'avais rencontré Gigi, allemande résidente
sur l'île, mariée à un autochtone. Et je commençais
une relation avec elle qui allait durer quatre ans.
Elle avait deux enfants, Marcel 12 ans, et Angie 2 ans. Marcel avait été
fomenté par un allemand légèrement délinquant,
d'ailleurs en tôle en Teutonie bavaroise, et Angie était
la fille " de l'île", c'est-à-dire du mari local
de Gigi.
Mais ce mari, volage de naissance, était parti avec Natacha (de
son vrai prénom Sylvie). J'avais rencontré ce mari avec
sa Natacha toute jeune dans un bar et nous avions sympathisé. Il
était intéressé par mes buvards et nous avions convenu
de les échanger contre un bon marocain.
Cette formule m'allait bien car en ce temps-là, le marocain était
de qualité et me faisait le plus grand bien.
Il vint bientôt à la "pequeña habitación",
et nous procédâmes au troc.
J'avais fait un petit dessin que j'avais placé sur ce qui me servait
de table de chevet. Il me demanda si j'étais peintre. Je dis que
non, mais cela m'inflença soudain dans une vocation (qui s'avéra
fructueuse et bénéfique).
Quelques jours plus tard, j'appris que c'était le fameux mari de
Gigi. C'était Toni ! Le décor est planté. Vous pouvez
voir sa tronche au bas de cette page.
Peu de temps après, j'étais au lit avec Gigi, dans leur maison,
"Ses Roques". Toni était parti vivre avec Natacha chez
la mère de celle-ci et moi, j'étais installé avec
Gigi dans la maison qu'ils avaient construite eux-mêmes au bord
de l'unique route (asphaltée) de la Mola, celle qui traversait
l'île.
Cette maison, un cube presque parfait, était divisée en
deux : au rez-de-chaussée, un bar de nuit tenu par Thomas. A l'étage,
l'appartement où vivaient avant Gigi et Toni, à présent,
Gigi et moi.
Nous étions donc couchés, quand un bruit étrange
nous parvint. Gigi se leva et alla voir, elle revint en disant "
Ce n'est rien, juste Toni qui escalade la façade". Je n'étais
pas très à l'aise, mais Toni vint discuter gentiment dans
la chambre, fort surpris de me voir dans son lit avec son épouse.
Pas surpris qu'il y ait un mec à sa place, mais étonné
parce que c'était moi, l'échangeur de buvards !
J'appris ainsi que Toni était un vrai singe, qui pouvait escalader
n'importe quel mur, et ne s'en privait d'ailleurs pas pour dévaliser
les maisons de touristes, vides en hiver. Cambrioler était une
maladie familiale, tous ses frères et sa soeur en furent atteints.
Toni était malin, singe, roublard, dragueur et surtout très
sympathique. ll carburait à tout ce qui donnait la "marcha",
mais gardait le contrôle. Il avait des petits yeux vifs toujours
souriants. Il avait aussi une grosse queue comme je l'apprendrai plus
tard. Pourvu d'une belle crinière à l'abandon, dynamique,
intéressant et intéressé, il devint ainsi un ami.
Un ami sans contraintes, nous nous appréciions et nous respections.
Toni ne m'a jamais trahi, ni entubé de quelque manière que
ce fut. Au contraire, Toni fut toujours généreux avec moi.
Il savait aussi que je m'occupais de sa fille Angie qu'il gâtait
dans tous les sens du terme, et que moi, je l'éduquais. Je lui
appris à lire et à écrire.
Puis vint mon premier été. Toni, propriétaire de "Ses Roques" (avec Gigi) louait le bar (en bas) à Thomas. Mais Toni voulait récupérer ce bar (contre l'avis de son père qui percevait en outre le loyer du-dit bar). Toni, malin comme toujours, se fit engager comme barman par Thomas, son locataire. Et il mena un double jeu, employé modèle comme barman, et complotant pour mettre Thomas dehors. Toni avait fait lui-même l'installation électrique de la maison et Thomas ne savait pas que l'étage était branché sur le compteur du bar. Nous mettions toujours des bougies là-haut pour qu'en cas de visite de Thomas, il voie que nous n'avions pas l'électricité. Ça ne faisait rien, car Thomas n'ayant pas payé ses notes de la Gesa (EDF ibérique), on lui avait coupé le jus. Il avait donc installé un générateur (bruyant) mais qui donc nous fournissait nous aussi à l'étage en courant.Thomas organisa bientôt des concerts de nuit sur la terrasse. Ça durait jusqu'à trois, quatre heures du matin, les voisins se plaignaient et nous aussi là-haut. Toni nous demanda alors, en plein concert nocturne, de brancher des fers à repasser, le four et tout ce qui consommait beaucoup. Du coup, le générateur peina et le groupe de rock qui jouait dehors fut privé de power. Aussitôt, la foule nombreuse cria au scandale. Quelques concerts de la sorte et Thomas s'avoua vaincu, il laissa le bar à Toni.
A partir de là, je devins assidu au bar. J'avais le droit de boire gratis et je n'exagérais pas. Thomas, furieux, avait détruit tout ce qui était chouette dans le bar, y compris une fresque murale de "Mogens Egil" (un artiste danois), qu'il avait surbadigeonnée indélébile. Contre une belle tablette, je fis une nouvelle fresque. Je peignis également des trompe-l'oeil un peu partout. Des fausses queues de billard contre le mur, des bleus (de billard également car le billard de Natacha accaparait beaucoup d'attention). Là-haut, le soir, avant l'ouverture du bar, Toni recevait son fournisseur, Enrique le suisse et découpait son kilo journalier de marocain en fines barrettes. A nous les miettes... Mais Gigi avait peur et nous trouvâmes une maison à un kilomètre de là à Ca Mari. A partir de là, Gigi allait se murger à "Ses Roques" tous les trois soirs, c'était son rythme d'alcoolo, Angie oscillait entre la maison (qui ressemblait plutôt à un garage) où elle avait une vie sérieuse et "Ses Roques" avec son père, où elle visionnait des vidéos hard à quatre heures du mat' et finissait les verres des clients. Difficile pour moi à gérer.
Après quatre ans, Gigi et moi nous
séparâmes. Mais mon amitié pour Toni et sa générosité
à mon égard ne s'altérèrent point. Puis je
quittai Formentera avec Hannelore, ma nouvelle compagne. J'appris, car
je faisais toujours de courtes vacances estivales à Formentera
que Toni avait accueilli son frère Juanito afin de le remettre
en selle. Juanito était complètement imprévisible,
excessif, sans beaucoup de censure. Toni était un roublard sensé
et pour ainsi dire sérieux, Juanito son cadet était un cas
désespéré. Après maints emprisonnements de
Juanito, Toni lui construisit un logement à côté de
"Ses Roques".
Après quelques mois, Juanito y mit le feu. Ils se disputèrent
et, dans leur folie, s'étripèrent. Toni, à bout,
cassa une bouteille et la planta dans la gorge de Juanito. Manque de bol,
Angie était là (elle devait alors avoir quinze ans) et c'est
elle qui se chargea d'éponger le sang. Toni perdu appela un pote
et ils allèrent jeter le corps de Juanito du haut de la falaise
de Cala Embaster. Le lendemain à l'aube, la police frappait à
la porte de Toni. Toni fut donc emprisonné à Ibiza, puis
libéré comme toujours grâce à l'influence de
son oncle Paya, le propriétaire des bus de l'île. Ayant bien
connu Juanito, je ne peux admettre le meurtre mais je peux le comprendre
et même l'absoudre. Juanito était ingérable. Toni
eut une perm' de la prison alors que je me trouvais par hasard sur l'île.
Il me vit et me sauta au cou, me mordit même le lobe de l'oreille.
J'en fus réjoui, surpris et tout de même un peu inquiet,
c'était lors de la grande panique du Sida.
Ce fut notre toute dernière rencontre, je ne le revis ensuite plus
jamais.
Il décéda peu après de fort multiples causes, mais toutes d'excès. Toni vécut d'excès, il en mourut aussi. Il est enterré au cimetière de Sant Francesc Javier. Que Toni, mon ami, y repose sereinement jusqu'à plus soif.