MONSIEUR PEQUEÑO
"Lera, lera, lera, lera, lera, lera.
Lerari, lerari !" Exercice purement onomatopéicophonétique
pour apprendre la "erre" espagnole, au premier cours de l'année
scolaire par Monsieur Petit, notre premier prof d'espagnol.
Monsieur Petit est de taille moyenne, classique, bientôt chauve,
bigleux, mollasson (en apparence), mais il s'est fixé une mission,
à laquelle il se tient avec des espoirs toujours déçus,
d'enseigner à des glandins la compréhension et la maîtrise
de Cervantes et Machado.
Monsieur Petit se donne du mal, Monsieur Petit organise des travaux pratiques
fréquents dans lesquels il nous distribue des dépliants
touristiques verdâtres qu'il a amassés lors de ses visites
dans la plupart des villes ibériques.
Monsieur Petit fournit également des "petits cours" (ou
cours particuliers-collectifs contre rançon parentale) pour sublimer
l'enseignement nul qu'il nous procure.
Et c'est là que ça m'intéresse
! Ses petits cours ont lieu à l'heure de la "permanence"
(ou étude) entre la cantine et la rentrée de l'après-midi.
Et je me débrouille pour qu'il m'accepte comme aide de camp contre
le privilège non seulement d'assister gratuitement au susdits petits
cours, mais d'échapper à la triste "permanence".
Aide de camp, ça veut dire aller avec lui à la salle des
professeurs, lieu sinon interdit à ma caste, et de quérir
dans ses casiers (armoires verticales comme à l'usine, mais en
beau bois) du "matériel pédagogique".
Tout au long du trimestre, je n'apprends pas beaucoup de castillan, mais
je monte dans sa confiance et j'échappe à la "perm".
Il me charge bientôt de missions délicates vers son casier
16 ou son casier 21. Bref, je suis devenu "lèche-cul"
officiel. J'ai un peu honte mais je jure que je n'ai été
que son lèche-cul à lui, à aucun autre. Et j'en ai
été récompensé, ne serait-ce que par le bonheur
d'écrire ceci.
"Petit-Jean, s'il vous plait", nasille-t-il de sa voix mielleuse et soporifique, "je vous confie les clés. Allez donc me chercher dans mon casier 21, l'électro-tutor sur les lignes ferroviaires de la Renfe". Le casier 21 a, contrairement au 16, peu d'étagères et dans le bas, s'entassent sur un mètre de hauteur, de guingois et sans le moindre respect, les électro-tutors. Un électro-tutor était en ce temps là un boîtier plat en carton pourvu d'une image ou d'une carte à gauche, et d'une colonne de définitions à droite, chaque partie étant pourvue de plots en laiton sur lesquels on pouvait appuyer des fiches électriques pour relier intérieurement la gauche à la droite. Quand la connexion était juste, une petite ampoule s'allumait joyeusement : Bravo, gagné ! C'étaient d'autres léche-culs bricoleurs qui avaient confectionné ces didacticiels et les avaient offerts à Monsieur Petit, en remerciements pour ses efforts vains ou pour acquérir peut-être quelque avantage...J'ai poussé ma lèche jusqu'à lui en confectionner un moi-même sur les provinces espagnoles. Il m'a vaguement remercié et l'a mis dans la pile.
Au mur, un autre fayot a mis une double page centrale de "Salut les copains" avec en photo Johnny Halliday assis devant une cheminée et des légendes en espagnol afin d'apprendre les mots désignant différents meubles et objets. Comme Johnny a les jambes écartées, quelqu'un lui a dessiné un zizi et a rajouté la légende "la pina" (ce qui est faux, car pina veut dire borne ou tronçon de route). Monsieur Petit a gommé ce rajout, qui est revenu quelques jours après. A force de rajouts et gommages, Johnny a un trou dans le papier...
Un jour, il arrive furibard en classe, sa furibarderie étant heureusement peu préocuppante, nous ne nous alarmons pas. "Hier, tousse-t-il, "à la réunion des parents et des professeurs, j'ai eu la fâcheuse surprise d'être appelé Monsieur Pequeño par tous vos parents, je dis bien tous ! Je ne suis pas Monsieur Pequeño, mais Monsieur Petit !"
La culmination de notre coexistence fut un jour où il m'avait demandé
de l'accompagner car ses travaux pratiques de l'après-midi nécessitaient
des quantités extravagantes du fameux matériel pédagogique
! Il était midi moins cinq, la matinée se terminait et les
profs retournaient à leurs toilettes privées et à
leurs casiers avant d'aller déjeûner... Je le suivais. Il
alla droit à son casier 16 (le 21 était bordélique,
mais plutôt propre par rapport au 16 où on trouvait des bouteilles
de Pschitt, l'ancêtre du Fanta, où ça fermentait depuis
longtemps, des cotons de ouate pleins de sang et de pus, et autres denrées
inattendues en ce lieu) et l'ouvrit tout en saluant mielleusement mademoiselle
Khan, prof de sciences-nat' plutôt gironde, qui rentrait dans la
salle. Il ne fit pas attention en ouvrant cette porte fatale, tout préoccupé
par la présence de l'accorte Mademoiselle Khan, mais une boîte
de "Vache-qui-rit", qui tenait pendue au plafond du casier par
une ficelle punaisée, s'était ouverte et donc détachée
de son support. Quand il ouvrit la porte, des parts de "vache-qui-rit"
tombèrent à terre et il les écrasa du pied. Il fut
aussitôt embourbé, il dut sortir et passer devant Mademoiselle
Khan, surprise et amusée, pour aller dans la cour frotter frénétiquement
sa semelle contre la marche. Je ne savais si je devais cacher mon sourire
narquois. Nous chargeâmes le matos pédagogique requis et
sortîmes vers le petit cours du jour dans la petite cour du petit
lycée.
Nous croisâmes alors le proviseur, qu'il salua d'un arrêt
respectueux qui causa la chute d'une part de crème de gruyère
restée coincée dans son veston. Et il remarcha dedans !
Le proviseur lui non plus ne sut s'il devait éclater de rire.
Voilà Monsieur Pequeño, tel
que je l'ai cotoyé. Heureusement, j'ai plus appris d'espagnol avec
les profs des années suivantes, mais j'ai passé du bon temps
avec lui. C'était en 1962, classe de 4ème M1 au "petit"
Lycée Condorcet, rue d'amsterdam, Paris VIIIème. Pure vérité
!
Muchas gracias, Señor Pequeño !