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Textes de Jac PETIT-JEAN-BORET

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Textes de Jac PETIT-JEAN-BORET
Monsier Michel par Jac PETIT-JEAN-BORET

MONSIEUR MICHEL

 

C'était au Creusot, en 1977. J'avais donc 27 ans. Il faut avoir les nerfs solides pour habiter au Creusot, je n'en reviens toujours pas d'avoir tenu trois ans !
Des amis banlieusards m'ont rendu un jour une visite surprise. L'un d'eux avait un oncle dans la région. Il insista pour que nous y allassions et bien lui en prit.

Monsieur Michel, comme l'appelaient alors ses voisins, avait délaissé sa vie active en tant que soudeur chez Dassault. Il était né à la campagne et ça lui manquait.
Vers quarante ans, il quitta sa banlieue avec sa femme et partit pour la Bourgogne à Evelle afin de se louer comme travailleur agricole.
Ses voisins avaient des moutons, des chèvres, des vaches. Il acheta deux moutons et une chèvre et lui prit alors l'envie bien naturelle de faire des fromages. Il demanda conseil à ses voisins qui rirent aux éclats "Le parisien qui veut faire des fromages !!!!" et ne l'aidèrent aucunement.

Alors il s'y mit tout seul et racheta quelques chèvres.

Lorsque je fis sa connaissance, donc grâce à son neveu, ce n'était plus le "Parisien", il était devenu "Monsieur Michel", respecté car son élevage allait grandissant.
Les grands restaurants parisiens et lyonnais se déplaçaient jusque chez lui pour lui acheter des tommes de qualité. Il n'en continuait pas moins à faire les marchés des environs, en vélo, ne vous déplaise, La Rochepot, Nolay, etc... Il ne roulait pas sur l'or, car il réinvestissait ses gains presque intégralement dans le bien-être de ses chèvres, mais donc sur son vieux clou rouillé.
C'était un homme haut en taille et en couleurs, discret, humble, passionné et passionnant lorsqu'il daignait raconter. Sa femme, une gentille compagne timide qui tenait la maison, l'épaulait mais lui seul tenait la bergerie.
Il se couchait à une heure du matin et se levait à cinq heures, pour traire et surtout pour laver ses bêtes. Il les lavait toutes individuellement deux fois par jour à l'eau. "Le fromage doit sentir le fromage" disait-il, "pas la chèvre".

Un de ses voisins éleveurs, qui avait à présent du respect pour lui, lui conseilla de présenter ses bêtes à des concours. Ce fut au tour de Monsieur Michel de rire aux éclats.
"Mais pourquoi donc ferais-je ça ? Je fais des fromages, ça me suffit". Il se laissa pourtant convaincre par ce voisin qui emmena son bouc au grand concours agricole européen du Luxembourg.
Grand gagnant ! Le voisin présenta le bouc plusieurs années de suite qui chaque fois rafla la première place. Monsieur Michel souriait modestement et clouait les médailles au mur.

A cette époque, son cheptel était d'une quarantaine de chèvres et ça occupait tout son temps. Moi qui survivais de jobs à la noix genre enquêtes ou assurance-vie, je tombai en extase devant ce farouche travailleur sympathique, sincère et vrai. Aussi je lui rendais visite chaque fois que je pouvais et passais la journée à l'aider. Nettoyer les bergeries, retourner le foin, le transporter d'une construction à l'autre. Il me prit à la longue en amitié. Il m'autorisa à l'accompagner au marché de Nolay et c'était pour moi d'une richesse inouïe d'apprentissage sur les vins, les coutumes locales, et puis je l'emmenais en voiture, lui qui n'en avait toujours pas.
Au retour, il me fit visiter le château de la Rochepot et me fit découvrir le cirque du "Bout du monde".

Un jour, je crois la dernière fois que je le vis, il voulut me remercier et m'emmena dans la grange du fond que je n'avais jamais visitée. Il souleva des tôles dans le coin le plus obscur et là découvrit des jarres en grès à demi enfouies dans la terre. Il en sortit une, l'ouvrit et retira des clayettes suspendues au-dessus d'un fond de marc de Bourgogne et en extrayit deux fromages rabougris, multicolores, et franchement délétères.
"Ça fait douze ans qu'ils sont là. Ce sont mes plus vieux !" Il avait amené un bon pain boulangé par sa femme, un "Savigny-les-Beaune" bio (un de mes bourgognes préférés) et sans doute aussi âgé que les fromages et m'invita à partager sa pitance.
C'était pratiquement inmangeable, tant en consistance qu'en goût mais voulant lui faire plaisir, j'arrivai à force à terminer ce minuscule joyau.

Ensuite je rentrai à Paris et ne revins qu'une dizaine d'années plus tard. Je lui rendis bien sûr visite mais la ferme déserte avait été vendue. J'allai chez le voisin qui me dit avec une vive émotion, que "Monsieur Michel" et sa femme étaient morts quelques saisons plus tôt.
"Ah, c'était un grand chevrier et un grand fromager !"

 

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