IRMA LA FORTE
Décembre 1981, un petit matin gris
tranquille. Sur le chemin qui mène à la mer, une silhouette
plantureuse cahote en maillot une pièce, une bouée en plastique
autour de la taille.
Elle va se baigner comme chaque jour de l'année au réveil.
Elle ne sait toujours pas nager. Elle vient de fêter ses quatre-vingt-un
ans (elle est donc née en 1900).
Elle s'appelle Irma. Irma von Scheliha.
Elle est allemande et habite une maisonnette toute simple à Formentera.
Pour moi, c'était une période
de misère matérielle et une joie sans pareil d'être
installé sur cette île depuis déjà un an. J'habitais
avec Gigi, une allemande avec ses deux enfants. Nous survivions de petits
boulots et mangions des spaghetti sans sauce pendant deux mois. Je peignais
des façades, Gigi faisait des ménages. Gigi fut malade et
ne put honorer un de ses ménages. Je lui proposai de la remplacer.
C'est ainsi qu'un jour, je sonnai à la porte d'Irma. "Halli-hallo"
répondit une voix grave derrière la porte. Surprise
pour chacun. Elle s'attendant à trouver Gigi et découvrant
un jeune chevelu barbu. Moi, j'eus presque peur en découvrant
ce visage buriné et tissé de rides profondes. Je lui
expliquai le pourquoi de ma présence et elle accepta aussitôt
que je fisse le ménage chez elle. Nous échangeâmes
en anglais car je ne parlais pas encore allemand.
Après le ménage qui durait à peu près
une heure, elle nous fit du thé et sortit des petits gâteaux.
C'est ce même premier jour qu'elle commença à
me raconter sa vie. Cela prit deux heures et ce fut ainsi pendant
toute l'année où je fis son ménage.
De petite noblesse prussienne, elle avait été mariée
sans choisir son mari, lequel habitait en Afrique du Sud. Elle partit
donc sur un paquebot pour le rejoindre, découvrir que c'était
un parfait enfoiré qui la battait et la prenait pour une servante.
Elle endura ça quatre ans et décida de s'enfuir. Lui,
notable local aurait eu tôt fait de la faire arrêter si
elle avait pris un moyen de transport officiel. Elle traversa alors
seule l'Afrique jusqu'au Congo d'où elle put rejoindre l'Allemagne.
Puis la guerre, elle réussit à s'enfuir aux Etats-Unis.
Après la guerre, sa belle maison située à l'Est
fut réquisitionnée et attribuée à une
famille de communistes méritants. Elle ne pouvait plus rentrer
dans son pays et retrouver sa maison. Elle bourlingua jusqu'à
devenir chef d'une armée de deux cents femmes de chambre dans
un grand hôtel touristique aux Bahamas. Un jour, elle décida
de revenir en Allemagne. A l'ouest puisque sa maison à l'est
avait été confisquée. De là, toujours
seule, et ce fut sûrement une aventure folle, compliquée
et dangereuse, elle parvint à louer un wagon de marchandises,
à récupérer ses meubles et à les passer
clandestinement de l'est à l'ouest. Puis elle découvrit
Formentera et décida d'y terminer sa vie.
Après quelques mois, me prenant en forte amitié, elle
m'ajouta une tâche au ménage : le jardinage. Elle ne
pouvait plus se baisser. Elle entretenait son petit lopin avec amour
et déconfiture, car sa voisine recueillait tous les chats du
quartier vivant dans les poubelles une fois les touristes partis.
Il y en avait une bonne vingtaine. Et ils passaient le mur et dévastaient
son précieux jardin. Dès lors, elle ne parla plus de
ses aventures, son seul sujet de conversation fut les chats, qui étaient
devenus l'ennemi juré.
Pour son anniversaire, je lui fis un petit panneau d'interdiction
de stationner sur lequel était représentée la
silhouette d'un chat en train de chier. Elle me le fit planter sur
une plate-bande bien en vue, qu'elle baptisa aussitôt Jac. Ensuite,
elle me disait "Jac, please, allez planter ce cactus sur Jac
! Elle ne plantait plus que des cactus, certaine que ça freinerait
l'ennemi. Elle m'en fit mettre sur tout le mur qui la séparait
de sa voisine.
Un jour, elle m'emmena jusqu'à Jac et me dit "Regardez,
n'est-ce pas extraordinaire ?". Moi, ne voyant rien de particulier,
elle s'énerva un peu et me montra des pierres. "Ne voyez-vous
pas qu'elle sont disposées en cercle ? Ce sont sûrement
les petits hommes verts qui ont fait ça une nuit. C'est un
bon présage pour mon jardinet. Ils vont peut-être dissuader
les chats."
Elle devenait gaga. Sa fille parvint à la faire revenir en Allemagne où elle décéda peu de temps après. Que de personnages en apparence insignifiants nous cotoyons sans connaître la richesse de leur vie.
Irma, fumant son premier pétard