Or donc, comme j'aime commencer, (je ne peux
m'empêcher chaque fois de me demander "Mais où est donc
Ornicar ?), je venais de quitter l'American Express, exhorté à
donner ma démission contre un tout petit pactole (mais mieux que
rien) car j'avais mis, moi horrible chefaillon, mon service en grève
!
Ça ne se fait pas, dans ce monde-là, mais j'avais juste
découvert que je n'étais pas fait pour les relations hiérarchiques,
du haut, comme du bas. Et je me retrouvais sans chômage puisque
j'avais donné ma dem, alors je voulais pallier à cette situation
embarassante.
Je fis donc les petites annonces dans les grands journaux en vue de me
faire virer le plus vite possible après l'embauche. Et tombant
sur celle-ci (Recherche personne pour poste à responsabilité,
anglais parlé) : ça me parlait (en français dans
mon semblant de texte).
Je partis donc pour la conquête. Dans une petite rue adjacente à
l'avenue de l'Opéra (à Paris, il faut toujours préciser,
les parisiens ne le font jamais, pensant en bons maîtres de la France
qu'il n'existe que leur capitale), une longue queue sortait déjà
d'une entrée. Je m'y insérai. Elle avançait bon train
et me retrouvant rapidement dans l'escalier, j'évaluai le nombre
de postulants à une bonne centaine. Et il en arrivait derrière
moi. Les observant, je me rendis vite compte qu'ils ne correspondaient
pas trop à ce que l'annonce requérait. Je vis un mec bien
mis, les cheveux courts (les miens étaient assez longs) et je pariai
en moi-même, celui là, il a des chances.
Assez vite, arriva mon tour. Je me trouvai devant un petit directoire
présidé par le grand manitou, un vieux patriarche juif (et
sans aucun doute maffieux) possédant toutes les boutiques de parfums
"Grey". Grey, Gray, Grais, Grès, Grée, et plein
d'autres ainsi. Je déclinai mes modestes qualités, en engliche
aussi, ex-chef de service à l'American Express. Et je fus pris.
Nous fûmes deux : celui sur lequel j'avais parié dans l'escalier
et moi. Pour faire quoi ? Rien de moins que devenir directeurs de boutique
"Duty free shop pour japonais", avenue de l'Opéra (toujours
à Paris). Mazette !
Je devais d'abord apprendre le "métier"
dans une plus grande boutique située au premier étage du
"Louvre des Antiquaires", au Palais-Royal (encore à Paris).
Y'a pas plus chic, donc ni plus cher !
En quoi consistait le négoce ? Engraisser d'abord des rabatteurs
afin qu'ils soudoyent à Roissy les chauffeurs de bus pour touristes
japonais, de façon qu'ils amènent leur cargaison nippone
avide de dépenser à la boutique. Le directeur de la boutique
était de la famille au grand manitou, marié à une
virago japonaise qui recrutait des étudiantes au Japon, leur proposant
d'être vendeuses dans une grande boutique de luxe à Paname.
Billet (aller) payé, logement assuré, paye dérisoire,
avenir certain. Les pauvres déchantaient vite, coincées
car désargentées et ne pouvant prétendre à
se payer un retour vers leur cher pays d'origine. Il y en avait une bonne
trentaine à la boutique. Un bus déversait les touristes,
et chacune s'occupait d'un couple. Il fallait vendre le maximum d'articles
de marques prestigeuses en un minimum de temps. Elles prenaient vite le
pli. Et ça marchait ! Les japs repartaient chargés de cadeaux,
délestés de leurs yens.
Et moi ? Et moi là-dedans ? Je devais venir
7 jours sur 7 de 9h00 à 19h00 pour apprendre le métier...
En quoi consistait l'apprentissage ?
En rien ! Je venais, désireux d'acquérir ces précieuses
connaissances, mais on me disait toujours d'attendre. Donc j'amenais un
bouquin, et le Monde que je lisais alors. Je passais la journée
à faire du fauteuil et c'était tellement surréaliste,
tellement absurde, je m'emmerdais...
Alors de temps en temps quand trois bus de japs abordaient ensemble, j'allais
filer un coup de main aux pauvres vendeuses nippones débordées.
Je faisais de beaux paquets avec papier luxueux et ruban doré à
la feuille. J'avais compris dans quelle marasme les pauvres étaient
bloquées et je compatissais. Le dialogue était rarissime,
je ne parlais pas japonais, mais elles m'aimaient bien.
Bref, après trois semaines, je n'en pouvais plus. J'arrivais de plus en plus tard. Même si je savais qu'en partant de moi-même, je ne bénéficierais pas d'allocations de chômage, un vendredi, fin de semaine pour le comptable, j'allai à son bureau pour filer ma dem. Là, avant que je puisse ouvrir ma gueule, il m'annonça que j'étais viré. Quelle excellente nouvelle ! Le chômedu assuré.
Etant surpayé à ne rien foutre pendant ces trois semaines d'essai, plus la prime de licenciement de l'American Express, j'étais renfloué ! J'en profitai intelligemment en partant au hasard pour Formentera, où je trouvai enfin ma vraie voie (pauvre immigré, mais enfin heureux). Comme quoi... tous les chemins mènent à mon île.