POSTULANT

(Le mardi 2 décembre 2025)
Le récit concerne 1980.


Or donc, comme j'aime commencer, (je ne peux m'empêcher chaque fois de me demander "Mais où est donc Ornicar ?), je venais de quitter l'American Express, exhorté à donner ma démission contre un tout petit pactole (mais mieux que rien) car j'avais mis, moi horrible chefaillon, mon service en grève !
Ça ne se fait pas, dans ce monde-là, mais j'avais juste découvert que je n'étais pas fait pour les relations hiérarchiques, du haut, comme du bas. Et je me retrouvais sans chômage puisque j'avais donné ma dem, alors je voulais pallier à cette situation embarassante.
Je fis donc les petites annonces dans les grands journaux en vue de me faire virer le plus vite possible après l'embauche. Et tombant sur celle-ci (Recherche personne pour poste à responsabilité, anglais parlé) : ça me parlait (en français dans mon semblant de texte).

Je partis donc pour la conquête. Dans une petite rue adjacente à l'avenue de l'Opéra (à Paris, il faut toujours préciser, les parisiens ne le font jamais, pensant en bons maîtres de la France qu'il n'existe que leur capitale), une longue queue sortait déjà d'une entrée. Je m'y insérai. Elle avançait bon train et me retrouvant rapidement dans l'escalier, j'évaluai le nombre de postulants à une bonne centaine. Et il en arrivait derrière moi. Les observant, je me rendis vite compte qu'ils ne correspondaient pas trop à ce que l'annonce requérait. Je vis un mec bien mis, les cheveux courts (les miens étaient assez longs) et je pariai en moi-même, celui là, il a des chances.
Assez vite, arriva mon tour. Je me trouvai devant un petit directoire présidé par le grand manitou, un vieux patriarche juif (et sans aucun doute maffieux) possédant toutes les boutiques de parfums "Grey". Grey, Gray, Grais, Grès, Grée, et plein d'autres ainsi. Je déclinai mes modestes qualités, en engliche aussi, ex-chef de service à l'American Express. Et je fus pris.
Nous fûmes deux : celui sur lequel j'avais parié dans l'escalier et moi. Pour faire quoi ? Rien de moins que devenir directeurs de boutique "Duty free shop pour japonais", avenue de l'Opéra (toujours à Paris). Mazette !

Je devais d'abord apprendre le "métier" dans une plus grande boutique située au premier étage du "Louvre des Antiquaires", au Palais-Royal (encore à Paris). Y'a pas plus chic, donc ni plus cher !
En quoi consistait le négoce ? Engraisser d'abord des rabatteurs afin qu'ils soudoyent à Roissy les chauffeurs de bus pour touristes japonais, de façon qu'ils amènent leur cargaison nippone avide de dépenser à la boutique. Le directeur de la boutique était de la famille au grand manitou, marié à une virago japonaise qui recrutait des étudiantes au Japon, leur proposant d'être vendeuses dans une grande boutique de luxe à Paname. Billet (aller) payé, logement assuré, paye dérisoire, avenir certain. Les pauvres déchantaient vite, coincées car désargentées et ne pouvant prétendre à se payer un retour vers leur cher pays d'origine. Il y en avait une bonne trentaine à la boutique. Un bus déversait les touristes, et chacune s'occupait d'un couple. Il fallait vendre le maximum d'articles de marques prestigeuses en un minimum de temps. Elles prenaient vite le pli. Et ça marchait ! Les japs repartaient chargés de cadeaux, délestés de leurs yens.

Et moi ? Et moi là-dedans ? Je devais venir 7 jours sur 7 de 9h00 à 19h00 pour apprendre le métier... En quoi consistait l'apprentissage ?
En rien ! Je venais, désireux d'acquérir ces précieuses connaissances, mais on me disait toujours d'attendre. Donc j'amenais un bouquin, et le Monde que je lisais alors. Je passais la journée à faire du fauteuil et c'était tellement surréaliste, tellement absurde, je m'emmerdais...
Alors de temps en temps quand trois bus de japs abordaient ensemble, j'allais filer un coup de main aux pauvres vendeuses nippones débordées. Je faisais de beaux paquets avec papier luxueux et ruban doré à la feuille. J'avais compris dans quelle marasme les pauvres étaient bloquées et je compatissais. Le dialogue était rarissime, je ne parlais pas japonais, mais elles m'aimaient bien.

Bref, après trois semaines, je n'en pouvais plus. J'arrivais de plus en plus tard. Même si je savais qu'en partant de moi-même, je ne bénéficierais pas d'allocations de chômage, un vendredi, fin de semaine pour le comptable, j'allai à son bureau pour filer ma dem. Là, avant que je puisse ouvrir ma gueule, il m'annonça que j'étais viré. Quelle excellente nouvelle ! Le chômedu assuré.

Etant surpayé à ne rien foutre pendant ces trois semaines d'essai, plus la prime de licenciement de l'American Express, j'étais renfloué ! J'en profitai intelligemment en partant au hasard pour Formentera, où je trouvai enfin ma vraie voie (pauvre immigré, mais enfin heureux). Comme quoi... tous les chemins mènent à mon île.

 

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